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Comment en sommes-nous arrivés là

Dernière mise à jour : 14 déc. 2023

En 2016, j’écrivais ceci :


Il n’est guère de dîners d’amis, en ces temps de désarroi, qui ne finissent en considérations désabusées sur une situation qui paraît bloquée, et dont aucune pensée ne parvient, semble-t-il, à dénouer l’impasse.

Dans cette époque particulièrement inquiétante, la juxtaposition d’évènements qui pourraient révéler des racines et des manifestations communes de « crise planétaire », demeurent comme disjoints dans notre esprit, alors qu’il faudrait précisément parvenir à les relier.


Edgar Morin[1], dans une très belle interview qui va, comme à son habitude, droit au but, a montré il y a quelques mois déjà l’impérieuse nécessité de sortir des pensées et discours binaires et simplificateurs pour amarrer les idées entre elles, à l’image des facteurs qui traversent notre pays, inséparables de ceux de la mondialisation : « La France subit une crise multiforme de civilisation, de société, d'économie qui a pour manifestation première un dépérissement lui aussi pluriel : social, industriel, géographique, des territoires, et humain. La planète est soumise à des processus antagoniques de désintégration et d'intégration. En effet, toute l'espèce humaine est réunie sous une "communauté de destin", puisqu'elle partage les mêmes périls écologiques ou économiques, les mêmes dangers provoqués par le fanatisme religieux ou l'arme nucléaire. Cette réalité devrait générer une prise de conscience collective et donc souder, solidariser, hybrider. Or l'inverse domine : on se recroqueville, on se dissocie, le morcellement s'impose au décloisonnement, on s'abrite derrière une identité spécifique - nationale et/ou religieuse. La peur de l'étranger s'impose à l'accueil de l'étranger, l'étranger considéré ici dans ses acceptions les plus larges : il porte le visage de l'immigré, du rom, du maghrébin, du musulman, du réfugié irakien mais aussi englobe tout ce qui donne l'impression, fondée ou fantasmée, de porter atteinte à l'indépendance et à la souveraineté économiques, culturelles ou civilisationnelles. Voilà ce qui "fait" crise planétaire, et même angoisse planétaire puisque cette crise est assortie d'une absence d'espérance dans le futur ».

Impossible, par conséquent de penser ces questions de façon disjointe. De même, nous devons les penser ensemble. Nous partageons en effet, quels que soient notre place et notre rôle dans le paysage social et intellectuel, les mêmes contraintes, et nous avons par conséquent les mêmes obligations :


« Tant[2] que la croissance matérielle restera la seule modalité dont disposent les sociétés modernes pour lutter contre le chômage et faire rêver à un avenir meilleur, il est difficile de penser qu’elles y renonceront. Mais comme le ressort de la croissance économique moderne est l’intensification du travail et le risque climatique, un triangle infernal se met en place : chômage et précarité d’un côté, tension psychique et écologique de l’autre… Le piège est imparable. Elle crée une société composée d’individus dépressifs qui deviennent incapables de se projeter dans l’avenir et de s’entendre sur les mesures nécessaires pour éviter un krach planétaire.

Compter sur la seule menace d’un désordre écologique ne suffira pas à mobiliser les peuples. Au-delà des mesures techniques indispensables pour l’éviter, le fond du problème est que celles-ci ne sont envisageables que si elles reposent sur un changement de mentalités. Au sein de l’entreprise, entre les personnes elles-mêmes, entre les nations, la pacification des relations sociales doit prendre le pas sur la culture de la concurrence et de l’envie. Les mentalités ont changé plusieurs fois dans l’histoire, mais jamais par décret. Elles se transforment lorsque les aspirations individuelles et le besoin social convergent vers un même but. Nous en sommes là… ».

Face à cette désespérance, dans son très beau livre sur La crise sans fin[3]Myriam REVAULT D’ALLONNES nous encourage à accueillir le futur sans désespérer, malgré la perte irrémédiable de nos certitudes.

Elle remet en perspective les métaphores qui ont accompagné les grandes périodes de mutations depuis la révolution copernicienne (qui a fait dire à la marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes[4](2) qu’on n’aurait « jamais dû recevoir le système de Copernic, puisqu’il est si humiliant »). Le choc infligé à l’homme par la démonstration de Copernic a été commenté de très nombreuses fois, de PASCAL (l’angoisse de l’homme au cœur de l’espace infini) à FREUD (les trois humiliations infligées à l’homme et à son égoïsme naïf dans l’Introduction à la psychanalyse), tant la conscience de soi des temps modernes révèle toujours, et simultanément, la perte des (fausses) certitudes de l’expérience.

Il en va de même d’une autre métaphore qui illustre les temps contemporains, développée par H. BLUMENBERG dans son Naufrage avec spectateur[5] : la métaphore du voyage en mer.

Nous n’avons plus l’assurance de pouvoir débarquer dans un port sûr, et il faut nous préparer, dit BLUMENBERG, à « dériver durablement sur la mer ». Dès lors, nous dit Myriam REVAULT-D’ALLONNES, « faute de pouvoir ramener le bateau en cale sèche pour le réparer, nous devons le faire en pleine mer. Plus encore, en l’absence d’une terre ferme que l’on puisse atteindre, le bateau doit déjà être construit en pleine mer. A quoi renvoie cette nouvelle variante ? Nous pourrions l’interpréter librement comme une métaphorisation de la crise dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. L’absence de terre ferme n’est pas seulement la perte du sol des évidences assurées, c’est aussi ce futur d’autant plus indéterminé qu’aucune expérience du passé ne nous aide à le cerner. Toute la question est de savoir si nous sommes voués à dériver comme le malheureux naufragé qui s’accroche à sa planche ou à son radeau ou bien si nous pouvons transformer cette errance sur la mer de la vie en une situation existentielle : celle qui consiste à accepter de naviguer dans l’incertitude et l’inachèvement, d’y construire et d’y réparer les bateaux ».


Augmentons ensemble notre résilience commune

Une multitude de scénarios se dessinent continûment sous nos yeux, produits par des scientifiques ou des penseurs, qui imaginent toutes les révolutions nécessaires, des plus brutales aux plus transitionnelles. Nous savons que les « crises » successives nous conduisent peu à peu « au pied du mur », et nous savons également que nous ne changeons réellement (« crise, rupture, et dépassement », aurait dit René KAËS) qu’à cette extrémité.

Nous pouvons dès à présent œuvrer à d'autres façons de faire société qui permettent d'augmenter la résilience des personnes et des groupes engagés dans cette voie : nous verrons alors que la défense de la vulnérabilité et de la différence permettra la réémergence de valeurs d'entraide, de coopération, de respect, qui redonnent à la vie humaine tout son sens et sa saveur.


Au-delà de la sidération et de l’inertie psychique

Cette vision cependant n'est pas celle qu'ont généralement nos contemporains : vue par de nombreux médias et prophètes « grand public » l’avenir est invariablement l'annonce d'un effondrement, d’une catastrophe violente, et d'une perte irréparable. C’est le scénario de la peur. Et quand elle ne fait pas peur, la pensée ordinaire perpétue, contre toute donnée réflexive, le sentiment que ce monde perdurera à l'infini, et que le progrès finira bien par trouver des solutions aux problèmes qu'il a créés.

Or déni et peur, ces sentiments sans raison, engendrent une sidération et une inertie psychique considérables : ils sont de véritables obstacles à une autre façon de penser.


Libérer l'imaginaire

Albert EINSTEIN nous dirait qu’on ne résout pas les problèmes avec la pensée qui les a créés !

Quels que soient les termes utilisés, lorsque nous nous engageons ensemble dans l'expérimentation et l’innovation nécessaires à notre survie, nous réalisons que nous nous débarrassons à la fois des injonctions au malheur et des illusions d'éternité que nous propose la pensée dominante.

Tous les grands concepts véhiculés à grand bruit : progrès, croissance, richesse, sécurité, puissance, performance, développement, et bien d'autres encore, sont alors nécessairement revisités.


Or, fin 2021, que pourrait-on écrire ?

Rien de bien nouveau, semble-t-il, alors que se multiplient à l’infini[6] les forums, les tables-rondes, les tribunes, les articles, et les ouvrages, les rapports du CIEM, les Davos, et les COP.

Les économistes, dans leur majorité, continuent de réfléchir aux aménagements possibles de la croissance néolibérale, les banques centrales abaissent, puis remontent les taux directeurs, la dette publique augmente, les riches vendent leurs actions au bon moment, les pauvres vont aux banques alimentaires, et la calotte glaciaire continue de fondre.

Les gens des peuples, eux, selon leur situation, ont faim, émigrent, se massent aux frontières cyniques ou se noient, ou, dans nos pays nantis, réhabilitent la campagne face à la ville, se posent la question de l’accès aux pistes de ski avec le Pass, refusent ou acceptent le vaccin, dans une grande cacophonie « démocratique » où « plus personne écoute, tout l’monde s’exprime[7] ».

Nous sommes déjà en pleine mer, dont le niveau monte, et nos embarcations prennent l’eau ! On n’a pas fini d’écoper !




[1] Edgar MORIN : « Il est temps de changer de civilisation ». Entretien avec Patrick LAFAY, Acteurs de l’économie – La Tribune, 11 février 2016. [2] Daniel COHEN, Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015 [3] REVAULT-D’ALLONNES Myriam, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012. [4] De FONTENELLE Bernard, Entretiens sur la pluralité des mondes, Hachette, 2012 (édition 1899). [5] BLUMENBERG Hans, Naufrage avec spectateur, Paris, Arche, 1994 (traduction L. CASSAGNAU). [6] Pourquoi les crises reviennent toujours de Paul KRUGMAN et Joëlle CICCHINI (1 mars 2012) Crise financière : Pourquoi les gouvernements ne font rien de Jean-Michel NAULOT (3 octobre 2013) La Crise incomprise quand le diagnostic est faux, les politiques sont néfastes de Oskar SLINGERLAND et Maarten van MOURIK (15 janvier 2014) Crise de Kathy REICHS, Marie-France GIROD et Emmanuel PAILLER (8 novembre 2012) Changer de modèle de Philippe AGHION, Gilbert CETTE et Élie COHEN (3 avril 2014) Quand la France s'éveillera de Pascal LAMY (6 mars 2014) Crise ou changement de modèle ? de Elie COHEN (30 octobre 2013) Le monde d’après : « Pour sortir des crises à répétition, faisons de la résilience le principe de l’action publique » (Tribune Le Monde 5 mai 2020) Fin de monde ou sortie de crise ? Sous la direction de Jean-Hervé LORENZI et Pierre DOCKES (avril 2009) Le Covid-19, une crise qui ne va rien changer Dani RODRIK les Échos (9 avril 2020) Personne n’est en sécurité tant que tout le monde ne l’est pas : une recherche mondiale pour des crises mondiales Jean LEBEL (10 décembre 2021 IDRC-CRDI) Pour n’en citer que quelques-uns… [7] Pour paraphraser un joli article d’enquête du Monde (23 décembre 2021 « Plus personne écoute, tout l’monde s’exprime » : à Noël, un débat nuancé est-il encore possible ?)


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