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Place à l’innovation médico-sociale pilotée par les bénéficiaires !

Dernière mise à jour : 16 déc. 2023

La dernière livraison de la revue Silence[1] affiche un définitif « Rien pour nous sans nous ! » pour décrire les multiples expériences de gestion des innovations sociales par les bénéficiaires eux-mêmes dans différents pays. Bien entendu, les pays nordiques sont les plus cités ! Revenant sur l’année 2016, j’ai envie de m’attarder sur ce que j’ai découvert et appris durant cette année en arpentant les associations, les établissements, les équipes durant de nombreuses interventions ou visites. J’y ai surtout, rencontré de nombreux usagers. J’y ai rencontré ce que j’ai vu aussi sur Internet : les personnes vulnérables ne veulent plus d’une aide pensée par d’autres, elles veulent contribuer à définir le service qui leur est rendu, elles veulent co-construire leur accompagnement.

Ce que beaucoup appellent l’auto-détermination ou encore la « pair-émulation » n’est autre que la quête quotidienne, par tous les moyens disponibles, du sens et de la maîtrise de sa vie, quelles qu’en soient les blessures. Les familles qui échangent leurs savoirs concernant leur enfant polyhandicapé ou atteint d’une pathologie rare, celles qui dépassent aujourd’hui en connaissances les professionnels de l’autisme, ont toutes en commun une volonté d’entraide qu’elles souhaitent voir reconnue et soutenue. De multiples expériences de forums d’usagers montrent le formidable potentiel de compétences qui ne demandent qu’à s’exprimer.

Cette aspiration, ce mouvement discret et déterminé, m’ont convaincu que les principaux changements qui vont atteindre le secteur médico-social ne sont pas encore advenus dans nos associations, nos établissements : un changement radical de nos postures, et, partant, de la conception elle-même des processus d’innovation doit se produire, parce qu’il est attendu avec impatience par les bénéficiaires.

Un chercheur et enseignant en management très connu aux États-Unis, Eric von HIPPEL[2] estime que nous sommes au milieu du plus grand changement de paradigme dans le management depuis des décennies, en passant d’une innovation centrée sur les producteurs à une innovation centrée sur les utilisateurs. Pour lui, la théorie de Schumpeter[3] n’est plus vraie lorsqu’il indiquait que « ce sont les producteurs qui initient le changement économique et, si nécessaire, éduquent les consommateurs qui les suivent ». Dans cette théorie, seuls les producteurs avaient les possibilités (notamment économiques) pour innover. Ce sont eux qui identifiaient les besoins des consommateurs et développaient les produits adéquats. Les recherches actuelles d’Eric von HIPPEL montrent que c’est loin d’être encore le cas aujourd’hui. Pour lui, ce ne sont pas tant les producteurs qui innovent, que les Leads users, les « utilisateurs pilotes ».

Pour illustrer ces utilisateurs pilotes, ces personnes qui développent une solution pour répondre à un besoin spécifique, quotidien, Eric von HIPPEL utilise souvent l’exemple de l’inventeur du coeur et du poumon artificiels le Docteur GIBBON. Après avoir imaginé le procédé en 1931, le docteur Gibbon produit un premier prototype en 1935. Il faudra pourtant attendre 1953 pour qu’il l’utilise sur l’homme. Pourtant, il a très tôt démarché des industriels pour qu’ils l’aident à développer sa machine. Sans succès. Pour eux, il n’y avait pas de marché pour cette machine.

Cet exemple emblématique qu’utilise souvent le chercheur montre bien à la fois le rôle de l’utilisateur pilote et le rôle des producteurs. Les utilisateurs pilotes innovent au tout début du cycle d’innovation, avant d’être copiés et adoptés par d’autres utilisateurs, puis que de petites entreprises se lancent sur le marché quand elles estiment qu’elles peuvent retirer des profits d’une demande, avant que de plus grosses entreprises ne s’y mettent pour élargir la diffusion de l’innovation initiale, en lui donnant une forme qui va lui permettre d’atteindre un marché élargi. Au tout début du cycle, les entrepreneurs ont en fait du mal à comprendre le besoin, la demande, qu’expriment les primo-utilisateurs. Et quand les entrepreneurs prennent le relais, ils oublient rapidement la source de l’innovation, et ce d’autant que les utilisateurs pilotes n’ont pas d’incitation à communiquer sur leurs réalisations, ni à en revendiquer la propriété intellectuelle !

Eric von HIPPEL donne de très nombreux exemples[4] en médecine : pour lui, 81% des innovations importantes dans les technologies médicales (notamment en imagerie) proviennent d’utilisateurs plutôt que de producteurs.

Plus près de notre domaine, de nombreuses innovations de soins (y compris dans les modes d’accueil à l’hôpital) dans le domaine du SIDA, ont été initiées par les patients, parfois sur un mode revendicatif qui a bousculé les pratiques médicales. Les mêmes constats peuvent être faits pour toutes les innovations induites par un vaste mouvement d’autogestion de structures résidentielles ou d’habitats adaptés créés par les bénéficiaires eux-mêmes, qui ne veulent plus finir leurs jours en EHPAD.


L’utilisateur innove, le producteur produit


Le paradigme de Schumpeter est un paradigme de l’innovation par le producteur. Il entérine le modèle de l’innovation entrepreneuriale, qui a pour vertu bien souvent d’élargir l’accès à l’innovation. Pour Schumpeter, c’est l’entrepreneur qui initie la recherche de marché, la R&D, la production, la diffusion. Les politiques d’innovation, bien souvent, en restent d’ailleurs à cette vision Schumpeterienne, en se concentrant notamment sur la protection de la propriété intellectuelle des producteurs, dans le but de « donner une incitation » à innover. Ce qui est en contraste assez radical avec les innovateurs pilotes, qui sont souvent plus dans une logique de partage et d’échange, afin d’améliorer leurs créations. La protection n’a pas de sens du point de vue des utilisateurs innovateurs.

Pourtant, il nous est difficile de sortir du paradigme de l’innovation par le producteur, estime Eric von HIPPEL. Et de rappeler les propos de Thomas KUHN dans La structure des révolutions scientifiques qui montre que tout système d’explication du monde est à la fois une interprétation et une grille d’observation (un référentiel) des phénomènes. Tant qu’un paradigme domine, est fortement implanté dans les mentalités d’une société, nous devons apprendre à faire avec. Il faut attendre qu’un paradigme dominant soit remplacé par un autre. Nous vivrons dans le paradigme de l’innovation par les producteurs tant que celui-ci ne sera pas remplacé par un autre, par celui de l’innovation par les utilisateurs que propose Eric von HIPPEL. Car les utilisateurs innovent. Ils collaborent entre eux, évaluent, répliquent et améliorent leurs productions dans une logique de diffusion de pair à pair. La diffusion est très horizontale, dans un processus d’adoption, de copie, de reproduction, d’amélioration collaborative. C’est seulement ensuite que le système de production prend le relais.

Et pourtant, si les gens innovent, ce n’est pas pour profiter de la vente des créations qu’ils imaginent que pour bénéficier de leurs usages ! Bien souvent, les études montrent qu’ils offrent leurs créations à des producteurs parce qu’ils souhaitent que leurs innovations soient produites, rappelle le chercheur.


Il n’y a pas d’innovation sans collaboration ouverte


Des communautés d’utilisateurs se mettent désormais à concurrencer les producteurs. Eric von HIPPEL prend l’exemple du kitesurfing, un marché complètement créé par les utilisateurs. Dès que le marché a commencé à exister, les producteurs ont tenté de prendre la place des utilisateurs… Mais ceux-ci ont continué à publier leurs modèles sur l’internet, tant et si bien que les producteurs ont finalement accepté de laisser les utilisateurs concevoir les modèles et se sont concentré sur la production industrielle. Et les utilisateurs ne se sont pas laissé enfermer dans les couleurs et les formes des modèles, mais travaillent, de manière très collaborative, sur l’aérodynamisme des planches et des voiles… En fait, estime Eric von HIPPEL, il n’y a pas d’innovation sans collaboration. « Les opportunités d’innovations s’accroissent par la collaboration ». Les utilisateurs innovent bien souvent à la marge du producteur. L’exemple de patients souffrant de sclérose latérale amyotrophique est lui aussi très parlant : ils se sont mis à fabriquer leurs propres médicaments, frustrés par le trop lent développement clinique de médicaments adaptés à leur maladie, alors qu’eux n’ont pas le luxe de pouvoir attendre !


Les politiques d’innovation doivent favoriser la collaboration entre utilisateurs et producteurs, y compris dans le secteur médico-social


L’innovation des producteurs n’existerait pas sans celle des utilisateurs et notamment sans la diffusion de pair à pair qui permet à ceux-ci d’innover et d’améliorer leurs innovations mutuellement. Il y a un canal de diffusion par les utilisateurs qui concurrence et complète aujourd’hui les canaux de diffusion professionnels.

Avec l’internet, l’Open Source, l’impression 3D…, les utilisateurs partagent de plus en plus de choses : des objets, des dessins, des plans… Le passage d’une idée au produit semble se réduire toujours plus et devenir toujours plus accessible. Le coût de l’innovation ne cesse de se démocratiser. Mais il faut toujours se souvenir que l’innovation vient des gens plus que des organisations.

Ce qui est vrai dans le domaine industriel et des services doit advenir également dans le champ de l’intervention sociale et médico-sociale. De nombreux freins existent encore, malgré les nombreuses preuves de l’inventivité et de la détermination des personnes qui bénéficient de nos services : les postures professionnelles, encore parfois très descendantes, les pratiques managériales, qui privilégient encore trop souvent les organisations verticales…Mais surtout, c’est le statut de « clientèle captive » des bénéficiaires (pas de droit d’ »exit » tant que nous serons dans une logique de « places ») qui constitue un obstacle majeur.

Il y a là une voie à emprunter: découvrir, soutenir, valoriser, évaluer modéliser, aider à transférer les innovations, trop souvent discrètes, qui surgissent sur le terrain, à condition d’écouter les bénéficiaires, et de les encourager à déployer leurs idées. C’est dans les associations et dans les services que se trouvent aujourd’hui les Fab’labs !

[1] [2] Enseignant au MIT, auteur de nombreux ouvrages sur le « consommateur-innovateur » [3] Dans La Théorie du développement économique (1934) [4] Dans « Les sources de l’innovation » (réf)




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